Max Ernst
« Tu fais quoi dans la vie? » A cette question sociale et identitaire nous répondons généralement par notre métier. Cela va de soi. Enfin… nous répondions généralement par notre métier. Cela allait de soi ?
J’ai commencé à rédiger cet article en période BC (plusieurs mois « before Coronavirus »), et je suis surprise de constater à quelle vitesse les différents mécanismes que j’essayais de démontrer ici sont mis à jour par ce virus, qui nous force à ralentir et cesser notre agitation permanente.
En quête de sens
De plus en plus de gens s’interrogent sur ce « faire », et même sur ce « vie ». Que faisons-nous vraiment chaque jour ? De nos talents, de nos valeurs, de nos envies, de nos vies ? Où mettons-nous notre énergie, à quoi la dépensons-nous, et au profit de quoi ? Ces questions me semblent d’autant plus d’actualité en ces temps de confinement. Qu’est-ce qui fait sens, qu’est-ce qui compte vraiment dans les choses que nous faisons ?
Les témoignages se multiplient sur les gens qui « changent de vie », qui quittent leur boulot, celui pour lequel ils avaient fait des études, et partent se lancer dans des métiers qui n’ont rien à voir. Pour lesquels ils ne connaissent parfois rien et ont encore tout à apprendre.
Serait-ce là le véritable attrait du changement de vie ? Apprendre de nouvelles choses chaque jour, plutôt que de répéter les choses que l’on connait déjà.
Au-delà du côté glamour ou romanesque que peuvent avoir ces choix radicaux, je pense qu’il essentiel d’inscrire ces histoires de changements de vie dans une perspective plus globale et enthousiaste de participation active à un projet d’avenir commun.
Chaque génération a pour rôle de questionner la société qui la précède. Nos parents et grands-parents ont généralement passé leur vie entière à faire un seul métier, puis accédé à des années de retraite. Tous les parcours de vie ne sont pas aussi linéaires, mais c’était la norme partagée et dominante : on travaillait, puis on profitait de son temps libre.
Notre génération, celle de la crise environnementale et des réseaux sociaux, cherche du sens et de nouveaux idéaux en matière de travail comme de vie. La crise sanitaire que nous traversons, et la crise économique qui nous frappe déjà, nous imposent de répondre à ces questions de plus en plus urgentes :
A quoi sert mon travail ? Quelles sont les conséquences de ce travail sur ma vie ? Mais aussi d’un point de vue collectif : Quel impact mon travail a-t-il sur la société, et sur la planète ? Qu’est-ce qu’un travail au fond ?
En quête de temps
En période BC, notre seul rapport au temps était celui d’en manquer. Pendant le confinement imposé par le Coronavirus, l’ironie est telle que nous faisons soudain l’expérience de son opposé radical : celle d’en avoir trop, et ne plus savoir quoi en faire…
Or les questions de temps et de travail sont intimement liées. Comme le décrit Mona Chollet dans Chez Soi : « L’impossibilité d’accéder à l’estime de soi à moins de trouver à vendre sa force de travail peut mener au masochisme pur, à l’amour de l’exploitation. Dès lors que l’éthique protestante s’était imposée, profiter de la vie, « perdre son temps », ne pouvait plus se faire sans mauvaise conscience. » Mais le temps ce n’est pas « de l’argent » comme le rappelle l’auteure, le temps c’est la vie ! Et maintenant que nous sommes condamnés à occuper différemment notre temps de vie, nous réalisons avec quelle force agissait sur nous l’injonction de la société capitaliste à l’affairement frénétique de tous et de tout.
« L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire. » – Henri Bergson
La projection perpétuelle dans le futur nous fait oublier l’instant présent, voire le mépriser. C’est pourtant la seule chose dont nous pouvons réellement profiter et que nous pouvons influencer. « When I returned to North America from my travels among traditional peoples in Indonesia and Nepal, I quickly found myself perplexed and confused by many aspects of my own culture. (…) Everybody that I knew seemed to be expending a great deal of efforts thinking about and trying to hold onto the past -obsessively photographing and videotaping events, and continually projecting about the future- ceaselessly sending out insurance premiums for their homes, for their cars, even for their own bodies. As a result of all these past and future concerns, everyone appeared to be strangely unaware of happenings unfolding all around them in the present. »
Dans The Spell of the Sensuous, David Abram évoque la conscience environnementale que tous les êtres vivants partagent à travers leurs perceptions sensorielles et sensuelles. Il n’y a pas si longtemps que les sociétés humaines ont été privées de leur contact intime avec la nature. Mais cette scission radicale est ce qui nous fait ignorer l’impact de nos modes de vie sur la destruction de tous les autres êtres vivants. La pandémie mondiale actuelle nous force à constater la puissance de l’interconnection entre les vivants, mais aussi le manque viscéral que l’humain ressent lorsqu’il est privé d’environnements naturels.
Ce ralentissement et cette restriction brutale de nos modes de vie est une opportunité unique pour réfléchir à ce que l’on pourrait faire différemment. Car, comme le dit Bruno Latour, « si tout est arrêté, tout peut être remis en cause. » « La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. » Le philosophe propose un inventaire participatif pour imaginer ensemble les gestes–barrières contre le retour à la production d’avant-crise. Voici les premières questions :
Max Ernst
# 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ? # 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? # 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ? # 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ; ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Travailleur volontaire
Il y a 3 ans je suis arrivée à un point de non-retour corporel qui m’a décidée à partir 6 mois au Costa Rica (voir ici). J’avais le désir de ce pays, de son climat et de ses paysages. Mais aussi et surtout, du contact avec les animaux qui y vivent, les plantes et le vivant sous toutes ses formes.
Sachant que le Costa Rica avait fait de la protection de l’environnement une priorité nationales depuis longtemps, je me suis renseignée sur l’éco-volontariat et les différents projets qui accueillent des volontaires à travers le pays. J’avais travaillé 7 ans à temps « plus que plein » et je me sentais vidée de mon énergie vitale. J’avais besoin de recharger mes batteries corporelles, cérébrales et sensorielles.
Je sentais monter en moi ce besoin viscéral: je veux RALENTIR. Je ne veux plus être enfermée dans un bureau toute la journée. Je veux être dehors, en contact avec le soleil, le vent, les gens, les sons et les couleurs. Je ne veux plus être employée. Je veux collaborer en confiance et gratuitement à des projets qui font sens pour moi et qui m’accueillent de façon bienveillante. Où je puisse être à la fois libre et utile.
Je voulais que mon temps devienne une monnaie d’échange pour acquérir de nouveaux savoirs et vivre des expériences sensorielles.
Max Ernst
Et quel meilleur animal pour ralentir que la tortue ?! J’avais choisi mon animal, mais c’était surtout un prétexte pour passer mes jours et mes nuits à la plage. Je voulais choisir mon environnement d’abord, un endroit dans lequel je me sente vraiment bien, et le type de travail suivrait.
Pendant mon séjour, j’ai rencontré énormément de jeunes Allemand(e)s, le plus souvent âgé(e)s de 18 ou 19 ans. En Allemagne, les lycéens sont fortement encouragés à faire une année de volontariat avant d’aller à l’université. Leur participation volontaire à des projets, qu’ils soient en Allemagne ou à l’étranger, est une ligne obligée dans leur CV avant de commencer les études supérieures.
Quand on est volontaire, on choisit de travailler (pour quelque chose qui nous plaît ou qui fait du sens pour nous), ce qui est très différent d’avoir à travailler (pour payer son loyer et nourrir sa famille). Les expériences de volontariat que j’ai faites au Costa Rica ont radicalement transformé ma façon d’appréhender la question du travail et de l’argent. En échange de quelques heures de travail par jour, mes besoins essentiels étaient couverts : j’étais nourrie et logée dans un endroit paradisiaque, le tout sans rien dépenser.
« Tout est libre et gratuit. Choisis ton action. » – The Diggers
J’ai découvert il y a peu le collectif anarchiste des Diggers. Basés à San Francisco, entre 1966 et 1969, ils ont transformé la vie dans le quartier d’Haight-Ashbury en prônant une gratuité et une liberté radicales. Ils logeaient, habillaient et nourrissaient tous ceux qui voulaient se joindre à eux et menaient ensemble des actions de « guerrilla theatre » dans l’espace public. Ils défendaient une société d’abundance et de collaboration où chacun choisirait ses actions selon ses talents et ses envies.
La récompense que nous offre actuellement le travail est l’argent. Avec cet argent nous achetons des produits et des expériences qui façonnent notre mode de vie. Mais nous choisissons plus souvent (si on en a la chance…) des métiers ou des salaires, plutôt que des lieux et des rythmes de vie. Et si la récompense que nous apportait notre travail n’était plus un salaire mais l’assurance d’un mode de vie équilibré, doux et durable ?
Je rêve d’un mode de vie où l’engagement personnel se conjugue avec du temps pour soi. Et d’un mode de travail où nous puissions nous réapproprier notre temps pour le mettre au service des choses qui font sens. Car la question ce n’est finalement pas « ce qu’on fait dans la vie » mais bien « ce qu’on fait DE NOS vies. »
Plus
- Max Weber, « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme »
- Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières… », AOC
- Mona Chollet, « Chez Soi, Une odyssée de l’espace domestique » , éditions Zones
- Documentaire : « Les Diggers de San Francisco »
- Mon article : « Le corps sait »
- Mon article : « Manifeste »
- Mon article : « Travailler autrement 2/3 »
- Mon article : « Travailler autrement 3/3 »