Pendant mon séjour au Costa Rica, j’ai travaillé dans deux camps différents de protection des tortues marines. Le premier (que j’ai raconté ici) est situé sur la côte Pacifique à Playa Cabuyal. Il est géré par une ONG américaine (The Leatherback Trust) et n’accueille pas de public, à l’exception des biologistes et des volontaires travaillant sur le terrain. Le second est situé sur la côte Atlantique, près du parc national de Tortuguero. Il accueille des activités éducatives pour sensibiliser le grand public aux enjeux liés à la protection de cet animal.
Estacion Las Tortugas: un projet familial
Contrairement au camp de Cabuyal, la Estacion Las Tortugas n’est pas une plage protégée par une ONG, mais par une famille Costa Ricaine. Le directeur Stanley et une équipe de 20 personnes font fonctionner le lieu. La Station est à la fois un périmètre de plage où les tortues sont protégées, un lieu de recherche pour les biologistes marins, un centre d’accueil et d’éducation pour des groupes ou des écoles, et un business local vertueux qui promeut l’éducation environnementale et protège la biodiversité.
Sur cette côte du Costa Rica, ce sont les Leatherbacks (« Baulas » ou Tortues Luth) qui sont les plus nombreuses au printemps. Elles débarquent géantes et préhistoriques sur le sable noir de la côte Caraïbes, laissant leurs lourdes empreintes de pneus sous des trombes de pluie tropicale. Elles sont nos plus anciennes tortues, et les plus grosses de toute l’espèce. (NB: Au Costa Rica, les tortues marines viennent pondre sur la côte Pacifique en automne / hiver, et sur la côte Atlantique-Caraïbes au printemps / été ).
Les braconniers (« poachers ») sont encore très nombreux sur la côte Atlantique. Les légendes qui entourent le pouvoir des oeufs de tortue fascinent et s’exportent à l’international. C’est un business plutôt juteux et les clients ne manquent pas. Les braconniers vont donc sur la plage récupérer des oeufs de tortue, tous frais dans les nids pendant la saison de la ponte. Avant la création de la Estacion Las Tortugas au début des années 2000, 100% des oeufs de Leatherbacks étaient braconné sur cette plage.
Ici les biologistes ne sont pas en autarcie comme à Cabuyal. Ils sont payés pour patrouiller la plage de nuit et accompagner des groupes à découvrir cet animal sur le terrain. Les groupes paient la station pour cette prestation et leur accueil sur place. De la même façon que le Butterfly Conservatory participe à la régénération de la forêt tropicale dans la région du volcan Arenal, la Estacion Las Tortugas est un projet privé qui protège et améliore le domaine public, puisqu’il a déjà protégé des milliers de bébés tortues.
Organisation
Pour éviter le pillage des oeufs, la plage est patrouillée toute la nuit par 2 groupes de biologistes et des gardes armés placés à des points stratégiques. La plage s’arrête aux abords d’une autre protégée par une autre organisation. Le braconnage d’oeufs de tortue est un crime au Costa Rica et les braconniers doivent être conduits à la police.
Au milieu de la plage, dans la partie la plus proche de la station, est installée la nurserie. Elle est surveillée jour et nuit par des gardes qui se relaient à la tour d’observation. Un quadrillage de fils dessine une grille géométrique numérotée. C’est là que sont enterrés les oeufs de Leatherbacks. A12 ou B3, chaque nid est reporté sur un tableau mural dans le bureau. Il comporte les informations liés au nombres d’oeufs, qui seront ensuite couplées avec le nombre de bébés éclos ou le nombre de décès prénataux.
Les biologistes doivent récupérer les oeufs au moment de la ponte. Les allers et venues le long de la plage servent à repérer les sorties des femelles. Il faut ensuite se glisser derrière elles et creuser un « siège » pour s’enterrer dans le sable. Au moment où les oeufs tombent du cloaca, les biologistes les interceptent dans un grand sac en plastique. Ils reviennent à la nurserie, creusent un nid dans une nouvelle case et laissent les oeufs s’y développer en sécurité pendant 2 mois. Quand les bébés éclosent d’un des nids, ils sont « escortés » jusqu’à l’océan. Le nid est ensuite excavé pour rassembler des data et établir des statistiques de population.
La station possède des dortoirs, des cuisines et une grande salle à manger. Les groupes qu’elle accueille viennent le plus souvent des Etats-Unis. Ils sont nourris et logés sur place, participent aux patrouilles et assistent à des mini-conférences -les « Turtle Talks »- données par les biologistes. Ils sont aussi parfois invités à des projets créatifs, de création de maquettes, de panneaux ou de moulages pour donner à voir les activités de la station.
Expérience sur place
ARRIVÉE. Je vais en bus jusqu’à Batán. Le taxi qui a été commandé par le coordinateur de la station vient me chercher devant un supermarché. Le chauffeur est extrêmement jovial et partage généreusement avec moi ses petits pains au fromage saupoudrés de sucre fondu. Nous traversons de vastes plantations de bananiers et arrivons à la rivière. La station n’est accessible qu’en barque à moteur, via un réseau de rivières peuplées de crocodiles, d’oiseaux et de singes. L’eau est lisse et marron-doré. Je regarde défiler les arbres qui plongent leurs feuilles poussiéreuses dans ces eaux saumâtres. Le conducteur nous pointe parfois un crocodile ou un héron immobile.
NOURRITURE. Autour de la longue table en bois du réfectoire, les repas de l’équipe se succèdent et se ressemblent. Rice & beans, le matin, le midi et le soir. Je ne me plains pas, au contraire j’apprécie de plus en plus la simplicité de ce régime et ses bienfaits sur mon organisme (…même si je suis un peu en manque de fruits et légumes). Les variations sont infinies: rice & beans et fromage, rice & beans et oeufs, rice & beans et viande, rice & beans et salade, rice & beans et yucca… Après 7 jours de rice & beans, notre délivrance arrive sous forme d’un plat de pâtes en sauce. La joie autour de la table est palpable et partagée, tout le monde se régale. Le repas du lendemain nous fait découvrir une nouvelle combinaison inédite: rice & beans et pâtes 🙂
BRICOLAGE. Aujourd’hui, j’accompagne Jesus, Javi, Keilor et Christian pour construire une cabane sur la plage au repère n°15. Elle servira à abriter les patrouilles des pluies torrentielles. En général, les groupes apprécient moyennement la météo capricieuse des Caraïbes. On tisse un canevas de fils oranges entre des poteaux de bambous plantés dans le sable. Keilor abat à la machette de grandes tiges de palmiers pour faire le toit. Nous les trainons sur la plage jusqu’au repère. Dans cette lumière et ces embruns, nous sommes dans Robinson Crusoé ou Sa Majesté des Mouches. Je suis fascinée par l’invention brute et la fabrication spontanée. La nature nous offre ses matériaux, à nous d’en faire des structures habitables. Nous agençons plusieurs souches de bois pour faire des bancs. Nous nous asseyons dessus pour disserter de l’orientation des futures palmes en toiture.
CLIMAT. C’est la saison des pluies. Il fait moite et humide partout quand il ne pleut pas. Rien ne sèche jamais vraiment, et des averses brutales détrempent sans pitié chaque recoin du campement. On ne s’entend plus manger quand les torrents d’eau mitraillent sans pitié le toit en tôle du réfectoire à l’heure du repas. Quand je me couche enfin dans ma case en tulle légère, après une patrouille de 6 heures, la pluie s’abat diluvienne. Elle rince tout le linge qui tentait tant bien que mal de sécher. Les congos (singes hurleurs) entament un grave et long concerto.
TRANSMISSION. Ce soir nous patrouillons avec un groupe d’étudiants américains, venus via l’organisation: Ecoteach. Le début de la nuit est calme, la nuit est claire et chaude. Les étoiles brillent autour de la grande ours et de la lune renversée. Rien à voir avec ma première nuit de patrouille, sous des trombes d’eau et dans un noir à couper au couteau. J’ai l’impression de ne pas être sur la même plage! À notre retour vers la station nous croisons une tortue Luth. Un orage silencieux gronde au-dessus de l’océan. Ses éclairs violents mettent la plage sous stroboscope. La silhouette et la carapace de la tortue flashent dans les intermèdes de lumière blanche. Je partage avec le groupe mon enthousiasme pur et enfantin. Je suis tellement heureuse de leur transmettre tout ce que j’ai déjà appris sur ces tortues. Plus tard c’est avec un de mes collègues mexicains que nous discutons passionnément de permaculture, de microbiologie, et de ses plans pour plus tard. Lui c’est sûr, il va s’installer dans le sud de la Baja California, acheter un voilier, monter sa propre compagnie et emmener des touristes faire de la plongée. Il veut devenir outdoor instructor et emmener des groupes en pleine nature.
SLOW LIFE. Passer les journées à attendre les nuits, et les nuits à attendre les tortues. Regarder les poules et les coqs courir en désordre sur le sable noir à travers les fleurs tropicales. Et le linge sécher sur les fils en partition de musique. Les téléphones tentent de capter des bribes de réseau, perchés dans les étagères du réfectoire ou tendus à bout de bras en haut du mirador. Les gardes se balancent mollement dans les hamacs au son des vagues. Les femmes en cuisine préparer patiemment 3 repas par jour aussi grands que des bassines. Les hommes attendent au comptoir l’heure de manger en lisant le journal ou en jouant au billard. Un petit crocodile déchiquète un gros poisson sur la rive juste en face. Nous l’observons en nous passant les jumelles. Planet Earth sous nos yeux.
Plus :
-Devenir volontaire dans la Estacion Las Tortugas
-Mon article: « Ma première tortue Luth »
-Mon article: « Des papillons pour régénérer la forêt tropicale »
-Mon article: « Playa Cabuyal: Sauver les tortues sur la côte Pacifique »
-Mon article: « Une patrouille de nuit sur la côte Pacifique »
-Mon article: « Un mois sans internet, frigo ni téléphone »